EN3-2

Il y a comme une grande fracture terrestre

C’est une tectonique des plaques politiques, barbare et féroce, qui favorise l’émergence d’une faille gigantesque entre le Kenya, au sud, et les bords de la mer Baltique, au nord… La fissure se prolonge, traîne un peu, hésite, flâne pour finalement tirer tout droit au nord-ouest en direction de l’Islande où elle éructe et se répand parfois en lave, en fusion et en vapeur d’eau. Entre Riga et Nairobi, sur cette ligne de front large comme un continent, se côtoient mille querelles, autant de conflits qui se déploient et ne cachent à présent ni leurs farouches déterminations ni leurs natures cruelles. On y évoque les principes de zones d’influences économiques, on y parle de ressources, d’espace vital, de voies de communication, d’eau. On y parle de Dieu aussi, de légitimité, de droit.

Le droit, c’est notre création à nous, c’est notre fonds de commerce. Avec le droit, nous avons œuvré, construit, bâti et édifié l’admirable et le prodigieux, avant de nous employer à banaliser et rendre ordinaire toute chose constituant la totalité exceptionnelle du monde. Ce monde nous l’avons asservi, contraint et rendu infirme en lui ôtant des pans entiers de son vivant. Fondant les icebergs d’un pôle l’autre, le droit a tout justifié. Les pires exactions contre notre propre espèce, l’appropriation des territoires, l’amputation des reliefs, l’exploitation des sols, des mers et des océans, le détournement des cours d’eau, jusqu’à l’éradication du vivant et le changement climatique… Nous l’avons fait sans l’ombre d’une hésitation, sans aucun doute, sans scrupule, nous nous sommes réalisés de plein droit. L’asservissement de la nature tout entière, meurtrie par l’humanité, relève de notre notion de droit. Le droit nous a donné la raison, le droit nous a affranchis progressivement du naturel en nous rendant pleinement propriétaires de toute chose. Le droit a consacré l’homme bavard et triomphant. Ce monde nous était offert mais nous avons préféré le conquérir.

Nous aurions dû être davantage dans la retenue, nous aurions dû être plus prudents, bien élevés, nous aurions dû être magnanimes, faire la preuve de notre clairvoyance en fréquentant assidûment l’animisme, exercer une dévotion naturelle en somme, entretenir notre filiation, démontrer à la nature qu’il perdurait encore un lien de parenté entre elle et nous, la rassurer régulièrement sur notre devenir commun. Nous aurions dû rendre notre existence pertinente, faire le point, arguer de notre humanité. Nous aurions dû y mettre des formes ou tout au moins un peu plus d’imagination, du comportement, rester humbles, montrer l’exemple, continuer à nous soumettre à son arbitrage, nous soustraire un peu, délicats, nous faire petits et discrets sur les bancs de touche lorsque la somme de notre désinvolture et de nos exactions nous rendait coupables.
Au lieu de cela, sur le long chemin de l’émancipation, la nécessité de devoir rendre des comptes en permanence a fini par nous rendre grossiers, intolérants et irresponsables. Alors, plutôt que de lui prêter allégeance, plutôt que de lui demander pardon à la nature, de faire bonne figure, de présenter nos excuses à la place, nous avons créé un interlocuteur unique, un bureau des réclamations. Nous avons nommé Dieu aux plus hautes fonctions et créé une constitution sur mesure pour l’accueillir. C’est ça la vraie rupture, l’irrévocable détachement. Au-delà du droit, nous avons créé Dieu. Dorénavant, nous n’aurions plus à nous expliquer. Nous étions soudainement devenu majeurs, dégagés de toute obligation, émancipés du biotope, et pourvus d’une carte barrée des couleurs de l’autorité divine que nous n’aurions qu’à sortir pour l’agiter sous son nez consterné à chaque fois que la nature viendrait nous demander des comptes. C’était plus pratique comme ça, ça réglait tout d’un seul coup. Le Vieux n’a pas vu venir le coup et n’a pas compris que le loup l’invitait à sa table pour soumettre l’univers.
Dieu est toujours présent dans le conflit des hommes. Il n’est parfois pas évoqué mais il n’est jamais très loin. Il est là, à l’arrière, en réserve, au cas où il faudrait justifier des actes contre-nature.

Parfois, en loucedé, il s’approche du parapet et porte un regard sur la ligne d’horizon qui s’offre à lui, espérant comme jadis pouvoir se projeter sur des durées lointaines. Mais dans les mains d’ambitieux, la religion est une arme d’anéantissement, une arme de destruction massive, et son point de vue à présent, n’excède jamais plus que quelques centaines de mètres…

Paris, juin 2018

Ce texte a fait l’objet d’une publication en 2018.
En Nature 3 – 24 pages – Format 30 x 42 cm – 200 exemplaires
Cette édition rassemblait également une série de 21 photographies visibles sur ce site.