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Une gare comme un hub

En transhumances, arpentant du couloir avec détermination, montant et descendant des escaliers célibataires, se rassemblent puis s’agglutinent les voyageurs. En arrêt, en attente, mâtinés aux parfums du monde, au pain brioché et au café machine, ils scrutent l’orientation, piétine les deux pieds dans l’impatience, le cou tendu et le regard vertical, cultivant le doute en rangs serrés, ils trépignent tout offerts aux courants d’air, les pas perdus, et guettent, statiques, l’affichage et l’intitulé, la destination et le numéro du quai.

Une gare comme un hub, tout en provenances et en destinations, accueillant des milliers de certitudes en déplacement, nourrissant au passage ses usagers d’impatiences. À chaque arrêt, le train modifie son contenu, prend le temps de la dépose, vide sa corbeille, rafraîchit sa mémoire, copie et intègre des données nouvelles, procède à sa mise à jour et répartit en longueur ses datas sur ses rames de première et seconde classe. Passant d’un train l’autre, fréquentant le mouvement perpétuel et la correspondance, une multitude de raisons d’être s’agglutine devant les portes étroites puis, en entonnoir, s’engouffre et se charge en flots continus. Dans les couloirs se croisent d’encombrant bagages, de la promiscuité et des efforts suants, distribuant haut invectives et excuses, susurrant parfois, dispersant du mot barbare sous des volumes variables, par-dessus, par-dessous, les gosses à la traine, à la queue leu leu, le cul-de-sac en épouvantail, les fauteuils à l’abordage, le numéro en vérification… Puis de petites douleurs en contorsions, rangeant ses humeurs, ses doutes et ses exaspérations, chacun se place sur son siège, séant, et s’apprête à partir consulter la surface du monde en petits morceaux, participant au tracé, en parties, en segments successifs, en tirets du 6.

Lentement le train s’ébranle et s’extirpe. Il prend de l’assurance sur ses tringles d’acier, travaille en progression, augmente graduellement son allure et file bientôt, prenant de la distance avec la cité, acheminant sur ses fers souples une étendue de savoirs et d’expériences individuels sur son interminable réseau. Calibré en densité humaine et en volume d’informations, le convoi réunit ainsi en son sein une somme considérable d’actions discrètes, relie et prolonge l’intersection des hommes et les oblige, silencieusement et feutré, à demeurer en liberté conditionnelle, en résidence surveillée, les contraignant au partage, à un temps, à un espace commun. C’est le degré zéro du voisinage, une chambre à part, un pavillon individuel en lotissement compact, une fenêtre sur cour.

Le train c’est l’invention du mouvement perpétuel, de la circulation en ligne, la création d’un système agile dans lequel cohabitent les notions d’être et de penser, une étiologie à grande vitesse imaginant des causes, proposant des facteurs, supposant des effets. C’est un amalgame, une gigantesque réflexion mobile, un endroit mouvant qui s’apprécie sur la distance et dans la densité, une mécanique des fluides tout en découvertes merveilleuses, un objet ambulant et insolite usant de sa vélocité avec une furieuse délicatesse, circulant en aller-retour, sans cesse et mille fois sur les étendues, une bête curieuse parcourant l’échine du monde. Le temps s’y déplace, poursuit sa route en nourrissant au passage une multitude d’idées, de sens critiques, fugaces et subtiles, transformant les intentions, enrichissant les connaissances, soumettant l’intelligence des voyageurs à la résonance de la lumière, à l’oscillation du paysage, faisant et défaisant les opinions selon les reliefs, donnant à voir une ligne continue sur l’horizon, tendu comme une image immense, s’étirant indéfiniment de droite à gauche, un vaste regard taché d’imperceptibles mouvements , une fresque panoramique… Sur les remblais qui courent, sur l’horizon immédiat, s’aligne en vitesse une succession rapide de maisons identiques assiégées par une armada de toboggans en couleurs plastiques, de trampolines débandés comme de vieux collants, de jouets bancals et de piscines molles, échoués, là, en plein gazon triste. Le long des voies, dans l’ombre humide d’un territoire exigu, les alentours accueillent des jardins étriqués oublieux de tous les ouvriers, où s’accumulent et se côtoient des amas de matériaux à l’abandon, des débris qui traînent, en dépôt, en errance statique, en perdition définitive, soumis à l’amnésie collective et au repos éternel. En périphérie, l’urbanisation broute les friches, s’empare des terres agricoles et des parcelles sauvages. En batailles permanentes, en combats féroces et silencieux, sans trêve, sans couvre-feu, elle part à l’offensive, se dérobe et revient en intrusions multiples. Pas de quartier ici, pas de prisonnier, l’ingérence est partout. De ronces, de chiendents, de mousses et de lichens, par petites touches successives, la nature freine et apprend à peindre. Elle aborde le détritus, enlace l’intrus comme la surface d’une toile et fait sienne la matière de toute chose. Elle applique à petits pas l’impressionnisme sur l’ensemble des rebuts, épars et perdus, recouvre les fragments de fragments, les résidus de petits points, transforme les matériaux en renoncement, les objets en naufrage et la surface sale des mobile-homes débraillés en caravanes immobiles… En vitesse de croisière, les regards des passagers s’égarent, se plient ou se déploient. Ils se laissent aller à flotter au loin sur des horizons vagues, s’accrochent sur le seuil du réseau, saisissent une forme aux environs, jouent les intermédiaires, se précisent sur un filin, subissent l’intermittence stroboscopique d’innombrables branchages, se font strier par des piliers rapides, gifler par les feuillages, contemplent le maillage continu des réseaux, s’égarent sur des câbles tendus en multitude, se dressent sur des pylônes d’acier, puis retournent s’étendre sur de vastes plaines paysannes. C’est un mouvement, une accumulation entretenue et prolongée de façon singulière par la fluctuation du panorama où la contemplation est à hautes capacités réflexives. C’est une œuvre collective qui s’ignore, infinie, obstinée, offensive, c’est l’intelligence en marche se fondant dans le déplacement, distillant et courant sur le chemin de l’œuvre perpétuelle.

Le grand véhicule louvoie, arpente les campagnes, parcourt des bocages, prête le flanc au littoral et chemine à présent à travers les sols détrempés par les ruisseaux et les brouillards épais. Parfois un ouvrage de pierre, un pont routier, un aqueduc traversent une vallée étriquée, enjambent d’immenses profondeurs qui, conjuguées à la rapidité du train, nous empêchent de distinguer le fond et le détail. Il n’y a plus de représentation, il n’y a que de l’action et une énergie qui s’apprécie dans la proximité alors qu’au loin, au large, une lenteur monotone s’impose. Un coup de corne comme un coup de feu. Le bruit étroit du confinement et une petite taquinerie dans l’oreille. Je réalise que nous pénétrons à toute berzingue la masse inerte de la montagne, nous insérant résolument dans un tube obscur, traversant de part en part et avec détermination un grand corps froid. Le train se rue ainsi, volontaire et véloce, porté par sa puissance, investissant le côlon minéral dans une fuite nécessaire, évitant l’étranglement fatal, la suffocation, la digestion annoncée du train tout entier dans ce boyau frigide. Vif et convaincu comme un combattant ivre, le train s’y précipite, la peur au ventre, s’insère dans ce tuyau étréci pour en sortir comme un pet fulgurant, sec, rageur et sonore, un cri de victoire à l’arraché, devançant l’étron lumineux, glissant à grande vitesse, émergeant du cul.
Au crépuscule, le soleil rasant traverse les baies et tapisse les parois de l’engin, fait flamber les visages des passagers et étinceler leurs écrans. Dehors, dans l’obscurité de ses reliefs, le paysage accueille des voitures pressées et nerveuses qui lui sillonnent l’épiderme et des moutons paisibles qui broutent ses recoins avec assiduité. La plaine s’éteint, pleine de vaches, grasses, qui paissent. Le train se meut, glisse, lisse et laisse les vaches épaisses et les peupliers sous l’assaut du vent.Subsiste encore la lumière, de petites taches de neige aiguës accrochées le long des rails sur les fougères brunies et dans le ciel des avions étincelants s’éloignent en traînant derrière eux de volumétriques condensations roses. La terre bascule, le gris se substitue progressivement au vert des pâturages et aux couleurs des feuillages d’automne. En contrebas, dans les vallées, on distingue les étendues d’eau, comme des miroirs posés dans les dépressions du sol, ou d’étincelant sentiers d’habitude des bêtes, trempés, souples et sinueux, tracés par mille passages d’animaux nonchalants. Dans la pénombre, le paysage finit par se découper en horizons tranchants. Des masses obscures, des noirs inconnus que nous pénétrons, plongeant sans retenue, étourdis et fascinés par l’obscurité profonde qui nous engloutit, nous traversons de grandes aires sombres. De-ci de-là, apparaissent des lumières insolites, des points lumineux scintillant dans les ténèbres, révélant l’existence de quelques animaux mystérieux affublés d’organes bioluminescents et braconnant dans les abysses. Parfois groupés, ils dessinent des formes que l’on devine plus complexes, des cellules organisées en petites tribus ou en gigantesques colonies.
Le train ronronne, et, guidé par une invisible étoile, plonge dans la nuit ses voyageurs en somnolence. À l’intérieur, le silence se fait et s’installe. À mes côtés emménage une transpiration acide comme un petit sauvignon, une haleine à la vinasse qui se laisse aller à l’épandage, s’allongeant sur le wagon dans le sens de la marche. Les passagers accueillent les foulées tendres et tièdes du sommeil en promenade, chacun y succombe et le train n’est bientôt plus troublé que par le bruit pneumatique du système d’ouverture des portes.
L’œuvre tombe en sommeil. Passent ainsi dans la nuit des wagons allumés occupés d’un millier somnolents. Que le train s’arrête en rase campagne, s’immobilise en pleine voie, rien ne bouge, pas un œil ne s’ouvre dans ce grand corps alangui. Dans la nuit le train vibre, crie son long cri fuyant, trépigne et s’impatiente comme un cheval sentant l’écurie.
À mes pieds rampe un enfant.
J’approche.

Paris, avril 2020

Ce texte a fait l’objet d’une publication en 2020.
En Nature 4 – 28 pages – Format 30 x 42 cm – 200 exemplaires
Cette édition rassemblait également une série de 25 photographies visibles sur ce site.