EN5-2

Dehors le jour nous quitte lentement

Quotidiennement repus, la lumière se replie, déteint, se laisse aller et couche à l’infini ses ombres portées vers le levant, laissant les ténèbres recouvrir le ciel déchiré par la mauvaise saison qui s’avance. En contrebas, sous plusieurs étages, une étrange cohorte de petits navires ovales rentre et pénètre sans bruit dans la pénombre du port. Je distingue leurs mâts éclairés glisser dans la multitude des gréements qui se balancent doucement parmi les drisses qui tintent. De chaque côté du port, l’eau va et vient, pousse et se répand sur le rivage. Elle prolonge ses flux sur la terre souveraine puis se retire en machine arrière, siffle sur le sable, crisse délicatement sur le retour et se positionne en retrait à l’étiage inférieur. Ravalant son écume, elle trouve dans le profond du ressac l’énergie d’un nouvel abordage, se redresse, se hisse, se houle et se densifie, prépare son salto, côtoie un instant l’immobilité suspendue tout en crêtes puis s’effondre, poussant de nouveau son avantage avec fracas sur la surface du monde solide. L’océan flirte, séduit ainsi la terre en vagues successives, la flatte et vient lui lécher la plage. Moitié en l’air, moitié dans l’eau, il se plaît à emprunter des sentiers bucoliques, à envelopper des récifs émergés en aller-retour qui viennent et qui s’effacent. Son objet, tout en ondulations, entretient le trait de côte, s’épand d’elle et sait se satisfaire de ces parcimonieuses promenades, de cette multitude de plaisirs éphémères répandus tout au long. Alanguie, la terre déplace son centre de gravité et s’aventure à la limite du plateau continental. Elle s’abandonne en pente douce et se laisse pénétrer, par ici ses grands estuaires, par-là ses petits fleuves régionaux. Parfois, elle prend l’initiative et s’impose. Elle présente alors ses falaises, se campe, altière, calanque ses corniches tout en opulence, s’assoit dessus, fait valoir son point de vue et, regardant à ses pieds, indique la source de la mesure, la naissance de l’altitude, l’avènement du relief, rappelle l’origine du point zéro… De flux en jusant, tous deux partagent ainsi leurs tempéraments en vases communicants, éprouvent leur promiscuité sur la longueur des côtes pour mesurer les étendues et les profondeurs insondables du plaisir, elle, évaluant l’épaisseur du recouvrement, lui, usant du mouvement perpétuel. C’est un moment comme un endroit, où se croisent leurs êtres et leurs états. Ensemble, ils rejouent inlassablement la pièce de l’émergence de la vie sur le grand registre des possibles sophistiqués, du plaisir de la colonisation consentie, de la communion originelle et analysent l’immuable nature du temps infini… C’est la grande bagatelle universelle, un cabotage quotidien doux comme une promesse. L’océan trace le littoral et la terre distille son sel.

De ma fenêtre, j’aperçois très loin sur l’horizon l’orage en détonations. Sapé en haute-mer, en nuance de gris, dispersé en courant d’air, en couches superposées d’hectopascal, le corsaire croise à basses altitudes, aligne son armada, rassemble ses troupes aériennes en pleine dépression et ses effectifs liquides en activités cycloniques. Lunatique par essence, l’océan a le varech facile et bat l’impatience. Son humeur versatile s’agace régulièrement du résultat qui prend son temps dans l’escalier, du délai qui court à n’en plus finir sur le sommet des dunes, carillonne aux quatre vents, se trompe de sentier et lui parvient trop tard. Toutes sirènes hurlantes, déballant ses humeurs en volume et en suffisance, affirmant l’objet de sa convoitise, il menace, s’insurge, postillonne sur la ligne de flottaison, augmente l’amplitude de ses pas sur le ponton, arpente, trépigne, piétine, laisse libre cours à son flot de réclamations et à son impatience bavarde, gronde et fait du boucan. La terre sent le vent forcir et l’annonce de la perturbation, voguant en ronronnements lointains. Elle reconnaît ces prises de paroles, ces harangues aux foules qui précèdent les coups d’État et sait ce que signifie cette succession de mots trop courts, affûtés, ces bruits qui freinent et obligent, contraignent le désir et altèrent l’émotion. Elle jette un œil au large, renifle les algues découvertes, l’odeur tout entière du fraîchin, flaire ses herbes folles sur les reliefs alentour, les relents, les embruns épais et mesure l’amplitude de l’équinoxe. Porté par ses démons, l’océan part en soliloque, et de sa mémoire abyssale se détachent, puis lentement s’agglutinent en surface, des relents primitifs, des tas de pulsions animales provenant d’obscures profondeurs, des résidus solides et nauséabonds qui s’agglomèrent en surface et transforment l’étendue des flots en nappes de convoitises poisseuses comme des galettes de fioul. Tenant d’une main sa bite comme l’instrument de ses couilles et de l’autre l’orage tout en turbulences, il forme tempête et déluge, cherche querelle, tire vers le chaos et envoie à l’abordage ses machines à roulements sévères investir l’estran, pousser sur la terre des rebus de toutes sortes et jeter mille braillasses sur le théâtre des opérations. Cette véhémence, la terre n’en veut pas. Le ton l’indispose comme une obligation que rien dans le fond ne rend compatible avec ses aspirations, avec son bien-être, avec ses désirs ou avec la nécessité du repos que sa fatigue lui impose.

Au doigt mouillé elle toise, jauge, tâte et évalue la grande offensive qui pointe. Elle tressaille, frémit, se crispe, se contracte, se fait dure à l’assaut des eaux, se charge progressivement en tension, étincelle à tout va l’air qui la recouvre, lutte, pressant le naufrage et se prépare à l’imparable combat, à la débâcle, à l’inévitable défaite. Elle va au chagrin. Ce n’est pas la tentation du repli qui la rend fragile et hésitante, ce n’est pas le doute qui abîme ses vertus, qui fragilise sa détermination, c’est la lassitude. C’est la fatigue qui agit aux entournures, qui griffe, égratigne, pulvérise en laisse de mer, travaille le corps solide et le soumet. C’est la puissante arrogance qui râpe, l’abus de pouvoir qui oblige, qui entame l’intégrité par petites bouchées successives, qui l’invite à la soumission et la pousse progressivement dans les bras du renoncement, abat sa résistance. C’est ça le désastreux constat, c’est l’usure qui érode les ronds-points, pulvérise l’intégrité en petites parcelles, qui altère la vigueur des grandes lignes en les éparpillant sur le littoral en une multitude de petits points jaunes, éparses, crée un effet moucheté qui nuit à l’élégance et transforme les deltas en marécages. Ses convictions sont intactes mais ne suffisent plus à tenir le siège, à nourrir ses certitudes aux intersections.
L’océan a senti la faiblesse. Longeant les côtes, balançant de la houle et formant du creux, il rappelle ses ambassadeurs, convoque l’Histoire et la Géographie, évoque les lois universelles de la gravitation et les coefficients de 120, bien décidé à faire valoir ses besoins et sa libido rugissante en la collant aux bastingages. Il renifle le bougre, goulu, le corps dans les brumes et des offrandes pleins la bouche, il danse, valse, chante, se vante et se pavane sous les éclairages stroboscopiques, s’en va à l’hallali comme on va au bal, en cadence, goguette et conquête, enjamber les estacades, sac et ressac, arpenter le front de mer et parcourir les dunes. S’adressant à son cul comme à un commerce de proximité, il l’entreprend, la tentacule, déterminé à la besogne, s’en va conquérir la crevette, bigorner l’anémone et balaner la moule. Il hisse ses étendards et se perd dans les rayons, cherche puis trouve son chemin, l’embouchure, lui remonte le chenal, le museau tout entier planté dedans, les doigts dans la confiture, fourrageant l’intérieur, une main caressant le pommeau, l’autre tout entière forçant le passage, disloquant les embâcles, la langue tendue, la bouche assoiffée, les deux mains en pinces écartant les parois trempées, toutes lèvres dehors, jusqu’au pieds à l’autre bout qui poussent sur les bouchots, à pénétrer tout entier le couloir étroit. C’est marin, sous-marin, un monde entre-deux, quasiment liquide, englouti par petits morceaux, dispersé encore, en cailloux, en graviers et en sable, un marigot, colonisé, investi dans ses moindres détails et soumis à mille bestioles pas possibles. L’embrouille en bouillabaisse, le ciel dans l’eau, les pieds dans la mélasse, les bras de mer pénétrant le littoral tout entier transformé en actifs échoués. C’est encore minéral, mais ça n’appartient déjà plus à la terre, c’est le grand lessivage.

Sur l’horizon inaccessible, je veille et surveille un endroit au large d’où il faudra bien que de nouvelles terres surgissent puisque l’océan sans répit aborde ses rivages, la travaille en bassin côtier, en golfes ou en caps, recommence son travail de sape et lui grignote l’atmosphère.
Je me suis allongé et endormi sur la plage sans me sécher vraiment. J’ai une douleur sourde dans l’oreille. L’eau s’est accumulée au fond de l’orifice et doucement, lentement s’est évaporée laissant sur la membrane une fine pellicule de sel rigide qui rend le tympan sensible et légèrement douloureux. J’entends peu, rien. Sur ce silence s’installe un acouphène discret comme un fil de coton tendu entre mes deux oreilles, un tirant vibratile traversant de part en part l’intérieur de mon crâne, maintenant l’écartement entre mes parois opposées, assurant une continuité à la vitesse du son. Des ombres passent derrière le rideau de mes paupières. J’ouvre les yeux et, transpercé de lumière, à peine sorti des ténèbres, j’aperçois sur la plage entre l’écume des flots un corps de gélatine à l’abandon. La vague le pousse, le roule puis le dépose sur le sable et se retire. Elle revient le chercher et le chahute de nouveau quelques instants plus tard. La mer fait ainsi sa cuisine et sur le tracé du niveau de la marée précédente me propose un grand registre de curiosités de toutes sortes, molles et translucides, mais aussi de bois, de lins, de nylon, des carcasses, des coquilles de calcaire, en fragments, des motifs en fractals, des chaires putrides, des algues et des plumes, et au milieu des rebus, des grumes et des bastaings flottants, des morceaux de plus rien et d’un tas d’accastillage colonisés…
Au-dessus de moi, très haut perchée sur le ciel, accrochée à l’azur dans un bleu parfait, flotte une lune de dentelle blanche. Elle a perdu sa minéralité, sa consistance, sa lumière et sa matière, son volume et son statut, et même a disparue. Il ne reste d’elle qu’une membrane flottante fine et légère comme la peau que laisse derrière lui un serpent après sa mue, une pièce de dentelle, un Ostie au firmament, un film fragile que l’on s’attend à voir disparaître à tout moment entraîné par le vent, un mandala en nuance de gris balayé par le moindre courant d’air ou dilué instantanément dans l’eau. Réparties tout autour d’elle, de fines aiguilles télescopiques tracent le ciel de rose, trainent et s’allongent sur un nouveau jour qui se lève. À mes pieds, la mer s’agite sensiblement et, régulière, monte à l’assaut de mon château de sable, comble rapidement les premiers fossés de protection pour écrouler ensuite l’édifice tout entier, achevant l’œuvre fragile, lissant l’amalgame, rendant le sable à sa propre nature, luisante et teintée.

Devant moi la mer immense faisant métronome, au-delà l’horizon puis, un peu plus loin, l’éternité.
Je me retourne et tout est court, rapetissé, réduit à quelques souvenirs épars posés sur mon porte-bagages. En m’arrêtant un instant, en creusant un peu autour d’un jour remarquable, sous la surface immédiate, je dégotte parfois un truc, un détail interstitiel, des sentiments lointains, des aventures plus discrètes, quelques têtes hautes, de-ci de-là, une casquette aux couleurs vives, une veste, un sourire, un parapluie, un parfum, une pancarte brandie haute comme une enseigne, une démarche dans la multitude, un général parmi le contingent. Mais rien ne me permet vraiment de mesurer le temps passé, de ressentir pleinement le nombre des années, de jours, les heures dans leurs splendeurs, la densité du vécu, le détail minutieux de mon existence égrenée. Je ne suis pas autorisé à contempler ma vie dans ses détails, elle est à sens unique. Pendant que mon corps s’éparpille de façon exponentielle dans l’espace, dilate sa masse atomique à une vitesse vertigineuse, le temps corrosif pulvérise mon âme et me pousse doucement vers les périphéries, m’écarte des conversations. Le sens du monde est le temps qui passe, je suis seul dans les files d’attente, je joue à guichet fermé. Je ne suis plus, ou à peine, juste une idée d’un fût jadis, un individu en banlieue, ostracisé naturellement, en décrépitude tranquille, en sommeil doucement, en renoncement, en perte, qui se retire, s’efface, s’oublie, s’isole, une pertinence au régime sec, en lassitude, reclus, ascète et ermite. Je regarde mes souvenirs s’épuiser, s’appauvrir, verser des regrets à corps perdus, je renonce à la vanité, c’est le début de la décroissance.
Devant moi les choses changent, mon environnement se modifie, ici plus grand, plus vaste, plus ceci ou moins cela. Les routes s’élargissent, les modes gagnent en couleurs, les usages, les comportements et je finis par être anachronique. C’est la fin, la vie va au trépas et s’amenuise. Encore un peu, en ajoutant une touche de regret, un peu de maladresse, je finirai par conjuguer ma vie à l’imparfait.

Paris, février 2022

Ce texte a fait l’objet d’une publication en 2022.
En Nature 5 – 28 pages – Format 30 x 42 cm – 300 exemplaires
Cette édition rassemblait également une série de 25 photographies visibles sur ce site.