Lorsque j’ai commencé par rassembler tout ce dont je disposais pour ordonner les informations sur mes activités artistiques et les mettre en musique, lorsque j’ai déroulé rétrospectivement le fil de mes années d’activités professionnelles, j’ai pris la mesure du nombre conséquent de sujets que j’avais abordé qui, peu évoqués il y a 30 ans dans le domaine de l’art et dans la société civile (tout à leur communication) étaient à présents bien installés dans notre paysage quotidien. L’économie, l’environnement, la politique, la mémoire, l’information, la duplication et ses corolaires ont rejoint aujourd’hui la cohorte des enjeux sociétaux qu’aborde l’Agence Circomplexe quotidiennement aux côtés des décideurs qu’elle accompagne [1].
Le temps, l’espace et le geste politique
Lorsqu’à la fin des années 1990, Chloé Coursaget me sollicite pour travailler à ses côtés, son but n’est pas de dévoyer l’artiste mais bien de solliciter sa dimension conceptuelle et mon capital culturel. Cela signifiait pour moi accepter de soumettre mes intuitions créatrices à l’exercice tangible de l’économie réelle et mes points de vue, mon entendement à l’épreuve d’un public qui n’a pas l’allégorie facile. Aborder les enjeux de transformations sociétales, de mutations économiques ou de réglementations, transformer le concept d’entreprise en raison d’être, introduire une dimension morale et culturelle dans un espace initialement voué aux bénéfices n’est pas une figure de style.
Il n’y a pour autant pas eu de rupture fondamentale ni au regard de mes préoccupations et de mes engagements, ni au regard de l’intention comme moteur déterminant de la posture artistique. Naturellement, on pourra m’opposer que, conditionnés par la destination de l’exercice, mes dispositifs subissent incontestablement une forte altérité dans la forme qui rend a priori mes prestations inéligibles à l’univers de l’art.
Pourtant, cette succession de missions enrichit et précise la nature de la filiation entre mes différentes activités. En se déroulant sur un temps long, elle aborde le lien étroit et souvent indicible existant entre le passé et le présent et au-delà, elle nourrit la réflexion à propos de la définition du champ artistique tel que me l’adressait Jean-Baptiste Joly [2]:
« Je me demande depuis longtemps comment on articule des intentions formalisées dans un contexte artistique avec un travail non-artistique, surtout quand il s’agit de soi-même et de l’évolution de son rapport au réel. »
Jean-Baptiste utilise le terme d’intention à bon escient. Tout est là, tout est dit.
La forme ne constitue plus un préalable requis pour exister dans le domaine de l’art plastique. Qu’elle soit conditionnée par sa destination ou par son lieu de monstration, elle est par essence provisoire dans le temps et variable dans l’espace. Débarrassée des contingences matérielles, au risque de perdre de sa plasticité, l’intention engage le point de vue et à travers lui, la nature du regard que l’on porte sur l’œuvre et permet à l’artiste de déplacer la notion d’objet vers celle de sujet.
[1] Mon propos n’est pas ici de prétendre avoir fait preuve d’une clairvoyance particulière. Comme tout le monde j’ai participé énergiquement (et parfois naïvement) à l’anticipation puis au développement de notre humanité comme un vaste dispositif actif nourrissant ses débordements constants. J’ai fait corps avec cette idée selon laquelle je participais à l’élaboration d’un monde durablement perfectible, j’ai chevauché la bête et contribué activement à ce qu’elle est, en bien comme en mal. J’étais juste dans mon temps.
[2] Jean-Baptiste Joly a dirigé l’Akademie Schloss Solitude durant 29 ans, de son inauguration en 1990 jusqu’en 2018. Lire notamment à ce sujet l’article à la suite de l’entretien de JB Joly avec Nikolai B. Forstbauer, chef du département culturel du Stuttgarter Nachrichten, en 2018