Actionnariat2

L’achat d’art comme modèle d’actionnariat

Lorsque nous sommes en présence d’une création nous en faisons œuvre parce que nous la pratiquons comme telle. L’œuvre s’évalue sur cette pertinence en faisant du spectateur un actant déterminant, et de l’usage une notion d’esthétique.

L’œuvre est formellement réussi parce que sa pertinence a fait naître un pas de côté, un nouveau paradigme holistique de communication et de partages, ouvrant des possibles, élargissant les points de vue… C’est le dessein de l’œuvre de participer à cette (dé)monstration de l’artiste.

L’ouvrage est un pont

Un pont n’est ni une rive ni l’autre, c’est un objet qui se contente de prendre pied sur l’une et l’autre rive sans en constituer aucune. Si l’existence de l’ouvrage reposant sur un rapport étroit entre les deux rives est matériellement avérée, cette simple faculté structurelle ou matérialité physique, enjamber l’espace, ne suffit pourtant pas à justifier son existence en tant que pont [1]. C’est son usage qui lui donne sa raison d’être en permettant aux rives de disparaitre comme espaces opposables et à ce moment seulement sa fonction justifie son existence comme pont.

Considérer la dialectique artiste/public autrement, c’est priver le spectateur de l’expérience utilisateur, c’est lui interdire de participer à l’émergence de l’œuvre et révéler au monde son intention[2] induite. Le spectateur est, de ce point de vue, un véritable apporteur en industrie.

Quelle singularité ? 

L’artiste se doit de fournir et d’exposer régulièrement des œuvres dans l’espace public. Il le fait tout autant pour documenter la nature de son travail, de sa recherche que pour satisfaire les besoins du marché.

Parce que l’innovation lui permet de nouvelles formes, parce que la culture lui attribue de nouveaux leviers, de nouvelles vertus, mais également parce que ses œuvres sont des objets d’échanges et de marchandisation devant répondre à des enjeux commerciaux sans cesse renouvelés, l’acte de création se poursuit tout au long de sa vie.

Dans ce contexte, et bien que l’œuvre participe d’une intention unique, la proposition rendue publique est définie à un instant T par une succession d’arbitrages et de décisions. L’objet est un instantané, une forme parmi une multitude d’autres possibles qui relève de la décision unilatérale de l’artiste durant le processus de réalisation. C’est un arrêt dans le temps, une alternative parmi d’autres qui fait de l’œuvre un objet fugace et incertain par nature et aléatoire par essence.

L’actionnariat provisoire

L’artiste met sur le marché la représentation matérielle et intelligible de sa pensée. Il propose de façon tacite le financement de son activité à travers l’émission de ses productions. L’œuvre est un objet de deal, d’échange par destination, qui permet à l’artiste de pourvoir à ses besoins de fonctionnement, de création et de bien-être. En échange de quoi il consent à déléguer le bénéfice de la gestion patrimoniale, publique ou privée, de ses œuvres.

Pour autant, l’achat d’une œuvre et son acte de propriété ne s’entendent pas dans le sens commun du terme. Juridiquement, les droits conférés ne permettent pas de disposer de l’objet à sa guise. Le législateur limite les usages de façon très stricte et interdit l’altération ou la destruction de l’œuvre originale. Il ne s’agit donc pas de l’acquisition d’une marque, d’un brevet ou d’un bien immobilier. L’acheteur ne devient propriétaire ni du temps, ni de la réflexion de l’artiste pas plus qu’elle ne lui permet de se substituer intellectuellement au créateur.

Ni appropriation, ni substitution. Il ne s’agit donc pas d’un acte d’achat à proprement parler, mais plutôt d’un principe d’échange, quelque chose de l’ordre de la contrepartie matérielle et tangible qui s’apparente davantage à une souscription ou à un modèle d’actionnariat.

En acquérant un objet de la sorte, représentation imparfaite et provisoire, l’acheteur accepte par délégation d’en prendre la responsabilité morale et d’assumer sa gestion patrimoniale. En contrepartie de quoi, il participe à asseoir la légitimité de l’œuvre, de son intérêt culturel mais également marchand et bénéficier le cas échéant d’un fort levier de rentabilité.

La production artistique n’est pas une fin. C’est un moyen dont l’objectif est de permettre à l’artiste d’exercer ses pratiques, de poursuivre ses activités dans le cadre de son entreprise et ses fonctions au sein de la société.


[1] « Ce qu’il y a de grand dans l’homme, c’est qu’il est un pont et non un but » – Ainsi parlait Zarathoustra – Nietzsche

[2] « En art comme en industrie »