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À propos du paysage

Le paysage, notions picturales élémentaires et historiques

La notion du paysage est interrogée depuis son apparition comme sujet pictural au XV e.

Elle s’est construite sur une dualité opposant le principe de réalité et le principe de représentation. Le paysage naturel ne recouvre pas la réalité naturelle de l’espace qui est observé, mais désigne en la précisant, la perception de celui-ci par un sujet (artiste, promeneur…) et porté par un propos esthétique de sa part. Le paysage n’a pas de réalité objective en dehors du regard humain et n’existe comme tel qu’à travers celui-ci comme le rappelle Justine Balibar : « Il ne s’agit pas de dire que le paysage réel soit une espèce de chose en soi ou une réalité absolument objective : le paysage réel n’existe qu’en relation avec un sujet esthétique, il fait l’objet d’une perception et d’une expérimentation, lesquelles sont médiatisées par toute une série de filtres culturels variés, qui ne sont pas tous, loin de là, de nature artistique ou iconique.» [1]

 L’artiste fait le paysage et se confond avec lui

Dans la pratique académique du paysage, en faisant le choix du point de vue, l’artiste s’oblige à un déplacement dans l’espace et à prendre position pour organiser selon sa volonté les éléments constituant son environnement afin d’en faire « paysage ». Dans le cadre de cet exercice, le peintre post-renaissance n’hésite pas à intégrer dans ses représentations un champ assez élargi d’éléments non naturels témoignant de l’activité humaine (ruines, exploitation agricole ou minière…). Ce choix semble se faire par un désir d’idéalisation. Moins par souci d’agrément bucolique que pour initier l’effet miroir dans sa représentation et permettre la contemplation du paysage sans s’en exclure : « Le paysage constitue alors une des nombreuses formulations de l’esthétique de la variation où se lient sentiment de la nature et sentiment du moi. […] Il naît de l’annulation de toute distance entre le sujet et le spectacle qu’il contemple et trouve sa possibilité dans la perception en mouvement d’un moi physique engagé temporellement dans l’espace.» [2]

On retrouve souvent l’exposition de ce lien objet/moi dans la représentation du paysage et la photographie contemporaine. C’est le cas par exemple des travaux de Bernd et Hilla Becher, ou, plus près de nous, d’Éric Tabuchi. Dans ces deux cas, le paysage n’a pas disparu, il est réduit. En refermant l’angle du point de vue pour n’en conserver que le spectaculaire, le parti pris esthétique dont il est question alors renoue avec la sublimation du monument comme exemple de réalisation du moi. Il ne fait pas disparaître le paysage, il en réduit la perception de l’étendue. En transformant l’un des motifs en sujet unique et emblématique, l’artiste décide dans le cas présent de se positionner, littéralement, en face à face avec à un motif (intention), d’occuper tout l’espace (du paysage) et de faire front pour mieux incarner son sujet (le monument).

Dans son ouvrage Paysages en mouvement,  Marc Desportes [3] interroge ce parti pris esthétique et la tentation de la représentation du monument spectaculaire : « Le plus souvent, l’attention de celui qui veut décrire le paysage contemporain se porte sur les aménagements d’une haute technicité : pont de portée exceptionnelle, immeuble de grande hauteur, réseaux enchevêtrés de canalisations… Mais une telle démarche conduit à considérer ces réalisations comme autant d’artefacts isolables et isolés sur le fond d’un espace abstrait. Or c’est justement la formation de cet espace qui doit être interrogée.»

C’est ce que fait Patrizia di Fiore par exemple lorsqu’elle aborde le sujet du paysage.

Sa posture, au contraire des précédentes, écarte la notion du spectaculaire pour s’employer à en révéler la puissance contenue dans le mouvement lent et inéluctable de l’ordinaire tout en soulignant la singularité du commun. Son approche soutenue par une volonté de composer un paysage remarquable à partir d’éléments aussi banals qu’artificiels est d’une portée sociologique certaines et dit quelque chose sur la considération que la photographe porte sur son environnement et sur son évolution.

Le paysage en mouvement

Dans un ouvrage consacré aux travaux de la photographe Patrizia di Fiore, Philippe Arbaïzar [4] évoque l’immobilité supposée du paysage pour mieux la démystifier « Immobile le paysage ? Il a souvent été conçu comme une image de la stabilité, le rappel de la nature qui persiste, la dureté d’un relief, l’irréductible géographie des lieux. Il en est pourtant tout autrement car le paysage est toujours en mouvement, il se transforme perpétuellement par l’action des hommes […] Un pays immobile avec une identité immuable est un mythe.»

On aborde ici le mouvement. Pas uniquement le mouvement naturel de l’espace dans lequel s’inscrit le paysage (saison, météo, vivant…), mais également celui engendré par l’incorporation permanente de nouveaux éléments artificiels qui modifie la perception (structure, aménagement, bâtiments…) et à la fois par la dynamique de mobilité qui en modifie le point de vue. Poursuivant sur la nécessité d’interroger l’espace et le temps pour « faire paysage », Marc Desportes ajoute : « Une telle démarche incite également à faire oublier que ces aménagements techniques engagent de la part de leurs utilisateurs des attitudes, des comportements de nature à modifier la perception même du cadre spatial. C’est en particulier le cas des infrastructures de transports.» Et précise « Une technique de transport impose au voyageur des façons de faire, de sentir, de se repérer. Chaque grande technique de transport modèle donc une approche originale de l’espace traversé, chaque grande technique porte en soi un ”paysage ” ».

L’artiste, le motif et l’acteur/résident

L’un des acteurs essentiels du paysage en est souvent absent, lorsqu’il n’est pas réduit à un simple motif. Celui ou celle qui vit, travaille et fait société dans l’environnement géographique, n’est finalement que peu sollicité et souvent uniquement à travers la figuration des aménagements provenant de ses activités.

Si, contrairement à l’artiste, l’acteur/résident n’a pas d’intention picturale, le fait qu’il en soit résident, lui permet d’appréhender avec une autre granularité la notion de « paysage ». La nature singulière du lien existant entre l’acteur/résident et l’espace qui l’accueille n’est pas de l’ordre d’une mécanique linéaire et unilatérale.

Reposant sur une expérimentation intime et de longues interactivités d’usage, l’acteur/résident tire une considération de l’espace dotée de tous les attributs propres à la notion de paysage lorsqu’il porte son regard dessus.

Une notion à géométrie variable

Depuis son apparition comme sujet pictural, la notion du paysage est régulièrement réinterrogée au regard des nombreuses évolutions et développements humains. Au choix du cadrage, de la composition, des motifs (naturels ou artificiels), se sont ajoutés de nouveaux sujets interrogeant cette re-présentation. La portée de notre regard, l’aménagement du territoire, nos rapports aux vivants, les notions de vitesse et d’espace, nos comportements culturels et sociaux ont désintégré puis requalifié tour à tour le paysage et ne cessent de le réinventer.


[1] Justine Balibar « La transgression paysagère » dans Cahiers philosophiques 2019 – Éditions Vrin. À la définition communément admise Étendue spatiale couverte par un point de vue, nous préfèrerons ici la notion picturale du paysage. Celle-ci apparait au XVe siècle en Europe du Nord et signifie à la fois le tableau qu’offre le pays au regard, les alentours d’une ville ou d’un village en associant le territoire aux habitants. Dans son essai Justine Balibar précise sa définition «  […] récit d’un trajet qui ouvre vers une série de stations où la nature fait tableau dans les circonstances momentanées quand se dégagent les plans nécessaires à toute peinture de paysage ; et, celle du développement d’une sensibilité à un paysage qui se fait nature…»

[2] Henri Commetti « Le paysage du Grand Tour, du pittoresque au sublime » dans Cahiers philosophiques N° 157 – Édition Vrin

[3] Marc Desportes « Paysages en mouvement » Paris, Gallimard, 2005

[4] « Marge » – Patrizia di Fiore / Philippe Arbaïzar – Éditions Filigranes – 2011 (Philippe Arbaïzar est Conservateur à la Bibliothèque nationale de France)

Continuité

La continuité

Lorsque j’ai commencé par rassembler tout ce dont je disposais pour ordonner les informations sur mes activités artistiques et les mettre en musique, lorsque j’ai déroulé rétrospectivement le fil de mes années d’activités professionnelles, j’ai pris la mesure du nombre conséquent de sujets que j’avais abordé qui, peu évoqués il y a 30 ans dans le domaine de l’art et dans la société civile (tout à leur communication) étaient à présents bien installés dans notre paysage quotidien. L’économie, l’environnement, la politique, la mémoire, l’information, la duplication et ses corolaires ont rejoint aujourd’hui la cohorte des enjeux sociétaux qu’aborde l’Agence Circomplexe quotidiennement aux côtés des décideurs qu’elle accompagne [1].

Le temps, l’espace et le geste politique

Lorsqu’à la fin des années 1990, Chloé Coursaget me sollicite pour travailler à ses côtés, son but n’est pas de dévoyer l’artiste mais bien de solliciter sa dimension conceptuelle et mon capital culturel. Cela signifiait pour moi accepter de soumettre mes intuitions créatrices à l’exercice tangible de l’économie réelle et mes points de vue, mon entendement à l’épreuve d’un public qui n’a pas l’allégorie facile. Aborder les enjeux de transformations sociétales, de mutations économiques ou de réglementations, transformer le concept d’entreprise en raison d’être, introduire une dimension morale et culturelle dans un espace initialement voué aux bénéfices n’est pas une figure de style.

Il n’y a pour autant pas eu de rupture fondamentale ni au regard de mes préoccupations et de mes engagements, ni au regard de l’intention comme moteur déterminant de la posture artistique. Naturellement, on pourra m’opposer que, conditionnés par la destination de l’exercice, mes dispositifs subissent incontestablement une forte altérité dans la forme qui rend a priori mes prestations inéligibles à l’univers de l’art.

Pourtant, cette succession de missions enrichit et précise la nature de la filiation entre mes différentes activités. En se déroulant sur un temps long, elle aborde le lien étroit et souvent indicible existant entre le passé et le présent et au-delà, elle nourrit la réflexion à propos de la définition du champ artistique tel que me l’adressait Jean-Baptiste Joly [2]:

« Je me demande depuis longtemps comment on articule des intentions formalisées dans un contexte artistique avec un travail non-artistique, surtout quand il s’agit de soi-même et de l’évolution de son rapport au réel. »

Jean-Baptiste utilise le terme d’intention à bon escient. Tout est là, tout est dit.

La forme ne constitue plus un préalable requis pour exister dans le domaine de l’art plastique. Qu’elle soit conditionnée par sa destination ou par son lieu de monstration, elle est par essence provisoire dans le temps et variable dans l’espace. Débarrassée des contingences matérielles, au risque de perdre de sa plasticité, l’intention engage le point de vue et à travers lui, la nature du regard que l’on porte sur l’œuvre et permet à l’artiste de déplacer la notion d’objet vers celle de sujet.


[1] Mon propos n’est pas ici de prétendre avoir fait preuve d’une clairvoyance particulière. Comme tout le monde j’ai participé énergiquement (et parfois naïvement) à l’anticipation puis au développement de notre humanité comme un vaste dispositif actif nourrissant ses débordements constants. J’ai fait corps avec cette idée selon laquelle je participais à l’élaboration d’un monde durablement perfectible, j’ai chevauché la bête et contribué activement à ce qu’elle est, en bien comme en mal. J’étais juste dans mon temps.

[2] Jean-Baptiste Joly a dirigé l’Akademie Schloss Solitude durant 29 ans, de son inauguration en 1990 jusqu’en 2018. Lire notamment à ce sujet l’article à la suite de l’entretien de JB Joly avec Nikolai B. Forstbauer, chef du département culturel du Stuttgarter Nachrichten, en 2018

 

Photos

Le retour de la photographie

Le retour de la photographie

La technologie numérique franchit au début des années 2010 un pallier déterminant qui permet aux principaux acteurs économiques du secteur de la photographie de mettre sur le marché des appareils aux performances honorables (v/s l’argentique).

Personnellement, ce niveau technologique me permet d’envisager (de nouveau) une pratique de la photographie qualitativement respectable et de m’affranchir de toutes les contingences et des contraintes liées à l’exercice de la photographie argentique (prises de vue limitées par pellicule, sensibilité rigide, matériel encombrant, interminables et fastidieuses heures en laboratoire…). J’aborde la photographie numérique comme une promesse de flexibilité et de liberté qui va me permettre de me consacrer à la prise de vue de façon agile et parfaitement déambulatoire. La technologie (ici) tient toutes ses promesses.

Pour autant, je reste attaché aux principes de l’exercice. Je m’abstiens volontairement et avec discipline de toute intervention sur mes images en post-production (en dehors de celles requises pour en optimiser les tirages, comme pour l’argentique), et le nombre d’images pertinentes, d’« images justes », reste rare au regard de celui des prises de vue.

Mon approche de la photographie

Mon activité photographique se déroule sur un temps long et relève tout autant de l’art pictural que de la veille anthropologique et de la curiosité sociologique. Sans avoir la prétention d’une exhaustivité encyclopédique et d’une rigueur scientifique, c’est un exercice scrupuleux doté d’une intention à propos de laquelle Jean-Baptiste Joly écrit :

Au milieu du « trop à voir », « trop à savoir » qui nous entoure, il fait son choix, arrête le défilement des images, de celles que tout le monde connaît, que tout le monde a en tête. Ce sont toujours « juste des images » comme dit Jean-Luc Godard, des images « ready-made », photographies ou films, actualités ou fiction, mais par une intervention minimale, il parvient à en crever la surface, à leur imposer sa déviation, à en faire des « images justes », pas tant pour leur intérêt propre que pour l’infime différence qui les sépare du « juste une image ».[1]

Le propos

Mon travail est réalisé durant un temps dédié, parfois sur plusieurs jours, au sein d’un périmètre à l’intérieur duquel je m’installe en situation immersive. Cette posture exploratoire m’oblige à procéder de jour comme de nuit, quelle que soit la météo et la nature de l’environnement, en investissant à pied des lieux en profondeur, progressivement, en aller-retour permanents et successifs sur de très longues distances.

Ce travail en mobilité me permet d’appréhender dans le détail l’étendue profonde de l’activité humaine, l’occupation des sols et de l’espace, nos organisations et l’usage que nous faisons du monde, d’en révéler les limites ou les aspérités.

Il me permet aussi de saisir des attitudes et nos comportements, d’interroger la nature des individus et de mettre en lumière ce qu’il laisse sur son passage.

J’ai parfois recours à un principe relevant de la prise de vue frontale. Cette posture me permet de réduire les enjeux esthétiques lié au choix de l’angle de la prise de vue au profit d’une approche plus objective, plus témoin, préférant refléter la réalité sommaire du sujet.

Pour le reste, je ne m’impose aucun principe quant à la prise de vue, ni en couleur ni en noir et blanc, si ce n’est l’utilisation d’un objectif unique de 18 mm.


[1]  Jean-Baptiste Joly écrit ce texte en 1991 à propos de mon travail photographique-plastique réalisé lors de mon séjour à l’Akademie Schloß Solitude à Stuttgart. Ils sont toujours d’actualités.

Actionnariat2

L’achat d’art comme modèle d’actionnariat

Lorsque nous sommes en présence d’une création nous en faisons œuvre parce que nous la pratiquons comme telle. L’œuvre s’évalue sur cette pertinence en faisant du spectateur un actant déterminant, et de l’usage une notion d’esthétique.

L’œuvre est formellement réussi parce que sa pertinence a fait naître un pas de côté, un nouveau paradigme holistique de communication et de partages, ouvrant des possibles, élargissant les points de vue… C’est le dessein de l’œuvre de participer à cette (dé)monstration de l’artiste.

L’ouvrage est un pont

Un pont n’est ni une rive ni l’autre, c’est un objet qui se contente de prendre pied sur l’une et l’autre rive sans en constituer aucune. Si l’existence de l’ouvrage reposant sur un rapport étroit entre les deux rives est matériellement avérée, cette simple faculté structurelle ou matérialité physique, enjamber l’espace, ne suffit pourtant pas à justifier son existence en tant que pont [1]. C’est son usage qui lui donne sa raison d’être en permettant aux rives de disparaitre comme espaces opposables et à ce moment seulement sa fonction justifie son existence comme pont.

Considérer la dialectique artiste/public autrement, c’est priver le spectateur de l’expérience utilisateur, c’est lui interdire de participer à l’émergence de l’œuvre et révéler au monde son intention[2] induite. Le spectateur est, de ce point de vue, un véritable apporteur en industrie.

Quelle singularité ? 

L’artiste se doit de fournir et d’exposer régulièrement des œuvres dans l’espace public. Il le fait tout autant pour documenter la nature de son travail, de sa recherche que pour satisfaire les besoins du marché.

Parce que l’innovation lui permet de nouvelles formes, parce que la culture lui attribue de nouveaux leviers, de nouvelles vertus, mais également parce que ses œuvres sont des objets d’échanges et de marchandisation devant répondre à des enjeux commerciaux sans cesse renouvelés, l’acte de création se poursuit tout au long de sa vie.

Dans ce contexte, et bien que l’œuvre participe d’une intention unique, la proposition rendue publique est définie à un instant T par une succession d’arbitrages et de décisions. L’objet est un instantané, une forme parmi une multitude d’autres possibles qui relève de la décision unilatérale de l’artiste durant le processus de réalisation. C’est un arrêt dans le temps, une alternative parmi d’autres qui fait de l’œuvre un objet fugace et incertain par nature et aléatoire par essence.

L’actionnariat provisoire

L’artiste met sur le marché la représentation matérielle et intelligible de sa pensée. Il propose de façon tacite le financement de son activité à travers l’émission de ses productions. L’œuvre est un objet de deal, d’échange par destination, qui permet à l’artiste de pourvoir à ses besoins de fonctionnement, de création et de bien-être. En échange de quoi il consent à déléguer le bénéfice de la gestion patrimoniale, publique ou privée, de ses œuvres.

Pour autant, l’achat d’une œuvre et son acte de propriété ne s’entendent pas dans le sens commun du terme. Juridiquement, les droits conférés ne permettent pas de disposer de l’objet à sa guise. Le législateur limite les usages de façon très stricte et interdit l’altération ou la destruction de l’œuvre originale. Il ne s’agit donc pas de l’acquisition d’une marque, d’un brevet ou d’un bien immobilier. L’acheteur ne devient propriétaire ni du temps, ni de la réflexion de l’artiste pas plus qu’elle ne lui permet de se substituer intellectuellement au créateur.

Ni appropriation, ni substitution. Il ne s’agit donc pas d’un acte d’achat à proprement parler, mais plutôt d’un principe d’échange, quelque chose de l’ordre de la contrepartie matérielle et tangible qui s’apparente davantage à une souscription ou à un modèle d’actionnariat.

En acquérant un objet de la sorte, représentation imparfaite et provisoire, l’acheteur accepte par délégation d’en prendre la responsabilité morale et d’assumer sa gestion patrimoniale. En contrepartie de quoi, il participe à asseoir la légitimité de l’œuvre, de son intérêt culturel mais également marchand et bénéficier le cas échéant d’un fort levier de rentabilité.

La production artistique n’est pas une fin. C’est un moyen dont l’objectif est de permettre à l’artiste d’exercer ses pratiques, de poursuivre ses activités dans le cadre de son entreprise et ses fonctions au sein de la société.


[1] « Ce qu’il y a de grand dans l’homme, c’est qu’il est un pont et non un but » – Ainsi parlait Zarathoustra – Nietzsche

[2] « En art comme en industrie » 

EN5-2

Dehors le jour nous quitte lentement

Quotidiennement repus, la lumière se replie, déteint, se laisse aller et couche à l’infini ses ombres portées vers le levant, laissant les ténèbres recouvrir le ciel déchiré par la mauvaise saison qui s’avance. En contrebas, sous plusieurs étages, une étrange cohorte de petits navires ovales rentre et pénètre sans bruit dans la pénombre du port. Je distingue leurs mâts éclairés glisser dans la multitude des gréements qui se balancent doucement parmi les drisses qui tintent. De chaque côté du port, l’eau va et vient, pousse et se répand sur le rivage. Elle prolonge ses flux sur la terre souveraine puis se retire en machine arrière, siffle sur le sable, crisse délicatement sur le retour et se positionne en retrait à l’étiage inférieur. Ravalant son écume, elle trouve dans le profond du ressac l’énergie d’un nouvel abordage, se redresse, se hisse, se houle et se densifie, prépare son salto, côtoie un instant l’immobilité suspendue tout en crêtes puis s’effondre, poussant de nouveau son avantage avec fracas sur la surface du monde solide. L’océan flirte, séduit ainsi la terre en vagues successives, la flatte et vient lui lécher la plage. Moitié en l’air, moitié dans l’eau, il se plaît à emprunter des sentiers bucoliques, à envelopper des récifs émergés en aller-retour qui viennent et qui s’effacent. Son objet, tout en ondulations, entretient le trait de côte, s’épand d’elle et sait se satisfaire de ces parcimonieuses promenades, de cette multitude de plaisirs éphémères répandus tout au long. Alanguie, la terre déplace son centre de gravité et s’aventure à la limite du plateau continental. Elle s’abandonne en pente douce et se laisse pénétrer, par ici ses grands estuaires, par-là ses petits fleuves régionaux. Parfois, elle prend l’initiative et s’impose. Elle présente alors ses falaises, se campe, altière, calanque ses corniches tout en opulence, s’assoit dessus, fait valoir son point de vue et, regardant à ses pieds, indique la source de la mesure, la naissance de l’altitude, l’avènement du relief, rappelle l’origine du point zéro… De flux en jusant, tous deux partagent ainsi leurs tempéraments en vases communicants, éprouvent leur promiscuité sur la longueur des côtes pour mesurer les étendues et les profondeurs insondables du plaisir, elle, évaluant l’épaisseur du recouvrement, lui, usant du mouvement perpétuel. C’est un moment comme un endroit, où se croisent leurs êtres et leurs états. Ensemble, ils rejouent inlassablement la pièce de l’émergence de la vie sur le grand registre des possibles sophistiqués, du plaisir de la colonisation consentie, de la communion originelle et analysent l’immuable nature du temps infini… C’est la grande bagatelle universelle, un cabotage quotidien doux comme une promesse. L’océan trace le littoral et la terre distille son sel.

De ma fenêtre, j’aperçois très loin sur l’horizon l’orage en détonations. Sapé en haute-mer, en nuance de gris, dispersé en courant d’air, en couches superposées d’hectopascal, le corsaire croise à basses altitudes, aligne son armada, rassemble ses troupes aériennes en pleine dépression et ses effectifs liquides en activités cycloniques. Lunatique par essence, l’océan a le varech facile et bat l’impatience. Son humeur versatile s’agace régulièrement du résultat qui prend son temps dans l’escalier, du délai qui court à n’en plus finir sur le sommet des dunes, carillonne aux quatre vents, se trompe de sentier et lui parvient trop tard. Toutes sirènes hurlantes, déballant ses humeurs en volume et en suffisance, affirmant l’objet de sa convoitise, il menace, s’insurge, postillonne sur la ligne de flottaison, augmente l’amplitude de ses pas sur le ponton, arpente, trépigne, piétine, laisse libre cours à son flot de réclamations et à son impatience bavarde, gronde et fait du boucan. La terre sent le vent forcir et l’annonce de la perturbation, voguant en ronronnements lointains. Elle reconnaît ces prises de paroles, ces harangues aux foules qui précèdent les coups d’État et sait ce que signifie cette succession de mots trop courts, affûtés, ces bruits qui freinent et obligent, contraignent le désir et altèrent l’émotion. Elle jette un œil au large, renifle les algues découvertes, l’odeur tout entière du fraîchin, flaire ses herbes folles sur les reliefs alentour, les relents, les embruns épais et mesure l’amplitude de l’équinoxe. Porté par ses démons, l’océan part en soliloque, et de sa mémoire abyssale se détachent, puis lentement s’agglutinent en surface, des relents primitifs, des tas de pulsions animales provenant d’obscures profondeurs, des résidus solides et nauséabonds qui s’agglomèrent en surface et transforment l’étendue des flots en nappes de convoitises poisseuses comme des galettes de fioul. Tenant d’une main sa bite comme l’instrument de ses couilles et de l’autre l’orage tout en turbulences, il forme tempête et déluge, cherche querelle, tire vers le chaos et envoie à l’abordage ses machines à roulements sévères investir l’estran, pousser sur la terre des rebus de toutes sortes et jeter mille braillasses sur le théâtre des opérations. Cette véhémence, la terre n’en veut pas. Le ton l’indispose comme une obligation que rien dans le fond ne rend compatible avec ses aspirations, avec son bien-être, avec ses désirs ou avec la nécessité du repos que sa fatigue lui impose.

Au doigt mouillé elle toise, jauge, tâte et évalue la grande offensive qui pointe. Elle tressaille, frémit, se crispe, se contracte, se fait dure à l’assaut des eaux, se charge progressivement en tension, étincelle à tout va l’air qui la recouvre, lutte, pressant le naufrage et se prépare à l’imparable combat, à la débâcle, à l’inévitable défaite. Elle va au chagrin. Ce n’est pas la tentation du repli qui la rend fragile et hésitante, ce n’est pas le doute qui abîme ses vertus, qui fragilise sa détermination, c’est la lassitude. C’est la fatigue qui agit aux entournures, qui griffe, égratigne, pulvérise en laisse de mer, travaille le corps solide et le soumet. C’est la puissante arrogance qui râpe, l’abus de pouvoir qui oblige, qui entame l’intégrité par petites bouchées successives, qui l’invite à la soumission et la pousse progressivement dans les bras du renoncement, abat sa résistance. C’est ça le désastreux constat, c’est l’usure qui érode les ronds-points, pulvérise l’intégrité en petites parcelles, qui altère la vigueur des grandes lignes en les éparpillant sur le littoral en une multitude de petits points jaunes, éparses, crée un effet moucheté qui nuit à l’élégance et transforme les deltas en marécages. Ses convictions sont intactes mais ne suffisent plus à tenir le siège, à nourrir ses certitudes aux intersections.
L’océan a senti la faiblesse. Longeant les côtes, balançant de la houle et formant du creux, il rappelle ses ambassadeurs, convoque l’Histoire et la Géographie, évoque les lois universelles de la gravitation et les coefficients de 120, bien décidé à faire valoir ses besoins et sa libido rugissante en la collant aux bastingages. Il renifle le bougre, goulu, le corps dans les brumes et des offrandes pleins la bouche, il danse, valse, chante, se vante et se pavane sous les éclairages stroboscopiques, s’en va à l’hallali comme on va au bal, en cadence, goguette et conquête, enjamber les estacades, sac et ressac, arpenter le front de mer et parcourir les dunes. S’adressant à son cul comme à un commerce de proximité, il l’entreprend, la tentacule, déterminé à la besogne, s’en va conquérir la crevette, bigorner l’anémone et balaner la moule. Il hisse ses étendards et se perd dans les rayons, cherche puis trouve son chemin, l’embouchure, lui remonte le chenal, le museau tout entier planté dedans, les doigts dans la confiture, fourrageant l’intérieur, une main caressant le pommeau, l’autre tout entière forçant le passage, disloquant les embâcles, la langue tendue, la bouche assoiffée, les deux mains en pinces écartant les parois trempées, toutes lèvres dehors, jusqu’au pieds à l’autre bout qui poussent sur les bouchots, à pénétrer tout entier le couloir étroit. C’est marin, sous-marin, un monde entre-deux, quasiment liquide, englouti par petits morceaux, dispersé encore, en cailloux, en graviers et en sable, un marigot, colonisé, investi dans ses moindres détails et soumis à mille bestioles pas possibles. L’embrouille en bouillabaisse, le ciel dans l’eau, les pieds dans la mélasse, les bras de mer pénétrant le littoral tout entier transformé en actifs échoués. C’est encore minéral, mais ça n’appartient déjà plus à la terre, c’est le grand lessivage.

Sur l’horizon inaccessible, je veille et surveille un endroit au large d’où il faudra bien que de nouvelles terres surgissent puisque l’océan sans répit aborde ses rivages, la travaille en bassin côtier, en golfes ou en caps, recommence son travail de sape et lui grignote l’atmosphère.
Je me suis allongé et endormi sur la plage sans me sécher vraiment. J’ai une douleur sourde dans l’oreille. L’eau s’est accumulée au fond de l’orifice et doucement, lentement s’est évaporée laissant sur la membrane une fine pellicule de sel rigide qui rend le tympan sensible et légèrement douloureux. J’entends peu, rien. Sur ce silence s’installe un acouphène discret comme un fil de coton tendu entre mes deux oreilles, un tirant vibratile traversant de part en part l’intérieur de mon crâne, maintenant l’écartement entre mes parois opposées, assurant une continuité à la vitesse du son. Des ombres passent derrière le rideau de mes paupières. J’ouvre les yeux et, transpercé de lumière, à peine sorti des ténèbres, j’aperçois sur la plage entre l’écume des flots un corps de gélatine à l’abandon. La vague le pousse, le roule puis le dépose sur le sable et se retire. Elle revient le chercher et le chahute de nouveau quelques instants plus tard. La mer fait ainsi sa cuisine et sur le tracé du niveau de la marée précédente me propose un grand registre de curiosités de toutes sortes, molles et translucides, mais aussi de bois, de lins, de nylon, des carcasses, des coquilles de calcaire, en fragments, des motifs en fractals, des chaires putrides, des algues et des plumes, et au milieu des rebus, des grumes et des bastaings flottants, des morceaux de plus rien et d’un tas d’accastillage colonisés…
Au-dessus de moi, très haut perchée sur le ciel, accrochée à l’azur dans un bleu parfait, flotte une lune de dentelle blanche. Elle a perdu sa minéralité, sa consistance, sa lumière et sa matière, son volume et son statut, et même a disparue. Il ne reste d’elle qu’une membrane flottante fine et légère comme la peau que laisse derrière lui un serpent après sa mue, une pièce de dentelle, un Ostie au firmament, un film fragile que l’on s’attend à voir disparaître à tout moment entraîné par le vent, un mandala en nuance de gris balayé par le moindre courant d’air ou dilué instantanément dans l’eau. Réparties tout autour d’elle, de fines aiguilles télescopiques tracent le ciel de rose, trainent et s’allongent sur un nouveau jour qui se lève. À mes pieds, la mer s’agite sensiblement et, régulière, monte à l’assaut de mon château de sable, comble rapidement les premiers fossés de protection pour écrouler ensuite l’édifice tout entier, achevant l’œuvre fragile, lissant l’amalgame, rendant le sable à sa propre nature, luisante et teintée.

Devant moi la mer immense faisant métronome, au-delà l’horizon puis, un peu plus loin, l’éternité.
Je me retourne et tout est court, rapetissé, réduit à quelques souvenirs épars posés sur mon porte-bagages. En m’arrêtant un instant, en creusant un peu autour d’un jour remarquable, sous la surface immédiate, je dégotte parfois un truc, un détail interstitiel, des sentiments lointains, des aventures plus discrètes, quelques têtes hautes, de-ci de-là, une casquette aux couleurs vives, une veste, un sourire, un parapluie, un parfum, une pancarte brandie haute comme une enseigne, une démarche dans la multitude, un général parmi le contingent. Mais rien ne me permet vraiment de mesurer le temps passé, de ressentir pleinement le nombre des années, de jours, les heures dans leurs splendeurs, la densité du vécu, le détail minutieux de mon existence égrenée. Je ne suis pas autorisé à contempler ma vie dans ses détails, elle est à sens unique. Pendant que mon corps s’éparpille de façon exponentielle dans l’espace, dilate sa masse atomique à une vitesse vertigineuse, le temps corrosif pulvérise mon âme et me pousse doucement vers les périphéries, m’écarte des conversations. Le sens du monde est le temps qui passe, je suis seul dans les files d’attente, je joue à guichet fermé. Je ne suis plus, ou à peine, juste une idée d’un fût jadis, un individu en banlieue, ostracisé naturellement, en décrépitude tranquille, en sommeil doucement, en renoncement, en perte, qui se retire, s’efface, s’oublie, s’isole, une pertinence au régime sec, en lassitude, reclus, ascète et ermite. Je regarde mes souvenirs s’épuiser, s’appauvrir, verser des regrets à corps perdus, je renonce à la vanité, c’est le début de la décroissance.
Devant moi les choses changent, mon environnement se modifie, ici plus grand, plus vaste, plus ceci ou moins cela. Les routes s’élargissent, les modes gagnent en couleurs, les usages, les comportements et je finis par être anachronique. C’est la fin, la vie va au trépas et s’amenuise. Encore un peu, en ajoutant une touche de regret, un peu de maladresse, je finirai par conjuguer ma vie à l’imparfait.

Paris, février 2022

Ce texte a fait l’objet d’une publication en 2022.
En Nature 5 – 28 pages – Format 30 x 42 cm – 300 exemplaires
Cette édition rassemblait également une série de 25 photographies visibles sur ce site.

L'intention

En art comme en industrie, l’indispensable intention

Loi Pacte, statut d’entreprise à mission et taxonomie européenne… Autant de cadres pour impulser la nécessaire mutation de nos logiques économiques. Mais plus qu’à sa conformité réglementaire, c’est à l’intention d’une entreprise et à sa capacité à questionner le sens fondamental de sa démarche que tiennent sa vertu.

Ce qui fait l’intérêt ou la valeur d’une œuvre ne se situe pas dans la maitrise technique, dans sa facture ou dans la nature de la représentation… mais dans l’intention qu’elle porte. L’artiste dispose d’un grand registre de sujets possibles. Il peut convoquer par exemple, la culture et l’histoire bien sûr, mais aussi la géographie, les sciences économiques et sociales ou la politique… Autant de domaines qui permettent de révéler la détermination de l’artiste à envisager la destination de son œuvre non pas comme une proposition égocentrée destinée à la distraction ou à la consommation contemplative, mais comme un objet réflexif [1].

Au-delà de sa capacité à proposer un principe euristique permettant d’aborder ses sujets de façon originale, cela implique de la part de l’artiste de faire du public l’un des éléments déterminants de son œuvre. Il ne s’agit pas là de se soucier de son confort ou d’évaluer son estime, mais d’en faire un élément essentiel du dispositif, un acteur tangible sans lequel nous serions en présence d’une représentation inerte. Toute la puissance et la pertinence de l’œuvre tiennent dans cette intention.

L’œuvre n’est pas un objet, mais un sujet. Là est toute la raison d’être de l’art.

Décorréler efficience et croissance

Aujourd’hui, la promesse d’une mondialisation économique dotée d’un développement équitable s’est muée en une crise d’excroissances protéiformes. Il ne s’agit pas d’une énième perturbation nécessitant des ajustements de trajectoire. Notre société doit faire face à des bouleversements de grande ampleur, à une crise sévère se manifestant par un emballement mécanique touchant simultanément et profondément toutes les sphères de la société. 

Les tensions auxquelles elles sont soumises, la limite des ressources disponibles dans un monde fini, l’augmentation permanente des besoins à satisfaire, transforment chacune de ces sphères en un générateur d’externalités négatives.

Mais ce que révèle surtout cette situation inédite, c’est l’interdépendance de nos activités et l’extraordinaire porosité qui les relie, propageant d’une sphère l’autre, comme à travers une vaste caisse de résonance, les nuisances qui font depuis longtemps écosystème.

Parmi les acteurs structurels de notre société, les entreprises se retrouvent particulièrement impactées par ces effets de résonance. Héritières d’une « ancienne économie », souvent uniquement considérée comme un dispositif pourvoyeur de revenus sinon de richesse, l’efficience des entreprises s’est résumée durant des dizaines d’années à sa capacité à créer de la croissance et de la valeur sous forme de bénéfices.

Aujourd’hui, au regard du grand nombre d’externalités négatives qu’elles génèrent et qui contribuent aux bouleversements irréversibles en cours, il paraît bien difficile de continuer à plébisciter les seules performances économiques ou financières. 

La réglementation ne se substitue pas à l’intention

Certains acteurs de la vie politique ont bien saisi l’ampleur du problème et, pour y remédier, initient depuis quelques années une législation contraignante afin d’inciter les entreprises à un comportement plus vertueux et encadrer la dynamique du changement vital. RSE, loi PACTE, statut d’entreprise à mission, Loi Vigilance, ESG… Ce sont sans doute là les prémices d’une grande révolution réglementaire qui pourrait modifier considérablement notre perception de l’économie, nos comportements et le regard que nous portons sur nos entreprises durant le siècle à venir. Mais apprécier les vertus d’une entreprise sur sa capacité à se conformer à des critères réglementaires pour éviter un phénomène de stranded asset paraît bien naïf au regard des enjeux qui s’imposent. 

Ni la perspective d’un monde en finitude (qui s’impose) ni la mise en place d’une règlementation coercitive, ne permettront, seules, de corriger profondément cette propension qu’a notre modèle néolibéral à transformer n’importe quel obstacle en opportunité économique et commerciale.

Devenir entreprise à mission par destination

Instituer une réglementation sur la base d’une raison d’être ne sera efficient qu’à la condition de lui imposer un cadre moral, une obligation à déterminer la facture de ses produits et de ses services au regard des besoins sociétaux, culturels, politiques et environnementaux et en intégrant ces critères comme des impératifs de rentabilité. La question qui se pose alors (en miroir de la considération de l’artiste pour son public), est celle de l’intention qui motive l’économie d’une entreprise, la nature de sa détermination et la part d’elle-même qu’elle entend consacrer à la notion d’altruisme. En économie comme en art, en conseil comme en création, l’intention est un facteur déterminant. Nous faisons œuvre parce que nous pratiquons l’ouvrage et l’œuvre est l’usage que nous en faisons. En s’obligeant à considérer le public comme un acteur et non pas comme un consommateur, l’entreprise participe au développement du bien commun, fait société et devient entreprise à mission par destination.

Il n’est pas certain qu’une entreprise ait vocation à devenir un œuvre, mais sûrement peut-elle avoir de la conversation.


Dans la presse :

www.mediatico.fr/infos-partenaires/tribunes/en-art-comme-en-industrie-lindispensable-intention/

www.influencia.net/en-art-comme-en-industrie-lindispensable-intention/


[1] On ne demande pas à l’œuvre d’être (très) intelligente mais c’est tout de même mieux lorsqu’elle a un peu de conversation…

EN4-3

Une gare comme un hub

En transhumances, arpentant du couloir avec détermination, montant et descendant des escaliers célibataires, se rassemblent puis s’agglutinent les voyageurs. En arrêt, en attente, mâtinés aux parfums du monde, au pain brioché et au café machine, ils scrutent l’orientation, piétine les deux pieds dans l’impatience, le cou tendu et le regard vertical, cultivant le doute en rangs serrés, ils trépignent tout offerts aux courants d’air, les pas perdus, et guettent, statiques, l’affichage et l’intitulé, la destination et le numéro du quai.

Une gare comme un hub, tout en provenances et en destinations, accueillant des milliers de certitudes en déplacement, nourrissant au passage ses usagers d’impatiences. À chaque arrêt, le train modifie son contenu, prend le temps de la dépose, vide sa corbeille, rafraîchit sa mémoire, copie et intègre des données nouvelles, procède à sa mise à jour et répartit en longueur ses datas sur ses rames de première et seconde classe. Passant d’un train l’autre, fréquentant le mouvement perpétuel et la correspondance, une multitude de raisons d’être s’agglutine devant les portes étroites puis, en entonnoir, s’engouffre et se charge en flots continus. Dans les couloirs se croisent d’encombrant bagages, de la promiscuité et des efforts suants, distribuant haut invectives et excuses, susurrant parfois, dispersant du mot barbare sous des volumes variables, par-dessus, par-dessous, les gosses à la traine, à la queue leu leu, le cul-de-sac en épouvantail, les fauteuils à l’abordage, le numéro en vérification… Puis de petites douleurs en contorsions, rangeant ses humeurs, ses doutes et ses exaspérations, chacun se place sur son siège, séant, et s’apprête à partir consulter la surface du monde en petits morceaux, participant au tracé, en parties, en segments successifs, en tirets du 6.

Lentement le train s’ébranle et s’extirpe. Il prend de l’assurance sur ses tringles d’acier, travaille en progression, augmente graduellement son allure et file bientôt, prenant de la distance avec la cité, acheminant sur ses fers souples une étendue de savoirs et d’expériences individuels sur son interminable réseau. Calibré en densité humaine et en volume d’informations, le convoi réunit ainsi en son sein une somme considérable d’actions discrètes, relie et prolonge l’intersection des hommes et les oblige, silencieusement et feutré, à demeurer en liberté conditionnelle, en résidence surveillée, les contraignant au partage, à un temps, à un espace commun. C’est le degré zéro du voisinage, une chambre à part, un pavillon individuel en lotissement compact, une fenêtre sur cour.

Le train c’est l’invention du mouvement perpétuel, de la circulation en ligne, la création d’un système agile dans lequel cohabitent les notions d’être et de penser, une étiologie à grande vitesse imaginant des causes, proposant des facteurs, supposant des effets. C’est un amalgame, une gigantesque réflexion mobile, un endroit mouvant qui s’apprécie sur la distance et dans la densité, une mécanique des fluides tout en découvertes merveilleuses, un objet ambulant et insolite usant de sa vélocité avec une furieuse délicatesse, circulant en aller-retour, sans cesse et mille fois sur les étendues, une bête curieuse parcourant l’échine du monde. Le temps s’y déplace, poursuit sa route en nourrissant au passage une multitude d’idées, de sens critiques, fugaces et subtiles, transformant les intentions, enrichissant les connaissances, soumettant l’intelligence des voyageurs à la résonance de la lumière, à l’oscillation du paysage, faisant et défaisant les opinions selon les reliefs, donnant à voir une ligne continue sur l’horizon, tendu comme une image immense, s’étirant indéfiniment de droite à gauche, un vaste regard taché d’imperceptibles mouvements , une fresque panoramique… Sur les remblais qui courent, sur l’horizon immédiat, s’aligne en vitesse une succession rapide de maisons identiques assiégées par une armada de toboggans en couleurs plastiques, de trampolines débandés comme de vieux collants, de jouets bancals et de piscines molles, échoués, là, en plein gazon triste. Le long des voies, dans l’ombre humide d’un territoire exigu, les alentours accueillent des jardins étriqués oublieux de tous les ouvriers, où s’accumulent et se côtoient des amas de matériaux à l’abandon, des débris qui traînent, en dépôt, en errance statique, en perdition définitive, soumis à l’amnésie collective et au repos éternel. En périphérie, l’urbanisation broute les friches, s’empare des terres agricoles et des parcelles sauvages. En batailles permanentes, en combats féroces et silencieux, sans trêve, sans couvre-feu, elle part à l’offensive, se dérobe et revient en intrusions multiples. Pas de quartier ici, pas de prisonnier, l’ingérence est partout. De ronces, de chiendents, de mousses et de lichens, par petites touches successives, la nature freine et apprend à peindre. Elle aborde le détritus, enlace l’intrus comme la surface d’une toile et fait sienne la matière de toute chose. Elle applique à petits pas l’impressionnisme sur l’ensemble des rebuts, épars et perdus, recouvre les fragments de fragments, les résidus de petits points, transforme les matériaux en renoncement, les objets en naufrage et la surface sale des mobile-homes débraillés en caravanes immobiles… En vitesse de croisière, les regards des passagers s’égarent, se plient ou se déploient. Ils se laissent aller à flotter au loin sur des horizons vagues, s’accrochent sur le seuil du réseau, saisissent une forme aux environs, jouent les intermédiaires, se précisent sur un filin, subissent l’intermittence stroboscopique d’innombrables branchages, se font strier par des piliers rapides, gifler par les feuillages, contemplent le maillage continu des réseaux, s’égarent sur des câbles tendus en multitude, se dressent sur des pylônes d’acier, puis retournent s’étendre sur de vastes plaines paysannes. C’est un mouvement, une accumulation entretenue et prolongée de façon singulière par la fluctuation du panorama où la contemplation est à hautes capacités réflexives. C’est une œuvre collective qui s’ignore, infinie, obstinée, offensive, c’est l’intelligence en marche se fondant dans le déplacement, distillant et courant sur le chemin de l’œuvre perpétuelle.

Le grand véhicule louvoie, arpente les campagnes, parcourt des bocages, prête le flanc au littoral et chemine à présent à travers les sols détrempés par les ruisseaux et les brouillards épais. Parfois un ouvrage de pierre, un pont routier, un aqueduc traversent une vallée étriquée, enjambent d’immenses profondeurs qui, conjuguées à la rapidité du train, nous empêchent de distinguer le fond et le détail. Il n’y a plus de représentation, il n’y a que de l’action et une énergie qui s’apprécie dans la proximité alors qu’au loin, au large, une lenteur monotone s’impose. Un coup de corne comme un coup de feu. Le bruit étroit du confinement et une petite taquinerie dans l’oreille. Je réalise que nous pénétrons à toute berzingue la masse inerte de la montagne, nous insérant résolument dans un tube obscur, traversant de part en part et avec détermination un grand corps froid. Le train se rue ainsi, volontaire et véloce, porté par sa puissance, investissant le côlon minéral dans une fuite nécessaire, évitant l’étranglement fatal, la suffocation, la digestion annoncée du train tout entier dans ce boyau frigide. Vif et convaincu comme un combattant ivre, le train s’y précipite, la peur au ventre, s’insère dans ce tuyau étréci pour en sortir comme un pet fulgurant, sec, rageur et sonore, un cri de victoire à l’arraché, devançant l’étron lumineux, glissant à grande vitesse, émergeant du cul.
Au crépuscule, le soleil rasant traverse les baies et tapisse les parois de l’engin, fait flamber les visages des passagers et étinceler leurs écrans. Dehors, dans l’obscurité de ses reliefs, le paysage accueille des voitures pressées et nerveuses qui lui sillonnent l’épiderme et des moutons paisibles qui broutent ses recoins avec assiduité. La plaine s’éteint, pleine de vaches, grasses, qui paissent. Le train se meut, glisse, lisse et laisse les vaches épaisses et les peupliers sous l’assaut du vent.Subsiste encore la lumière, de petites taches de neige aiguës accrochées le long des rails sur les fougères brunies et dans le ciel des avions étincelants s’éloignent en traînant derrière eux de volumétriques condensations roses. La terre bascule, le gris se substitue progressivement au vert des pâturages et aux couleurs des feuillages d’automne. En contrebas, dans les vallées, on distingue les étendues d’eau, comme des miroirs posés dans les dépressions du sol, ou d’étincelant sentiers d’habitude des bêtes, trempés, souples et sinueux, tracés par mille passages d’animaux nonchalants. Dans la pénombre, le paysage finit par se découper en horizons tranchants. Des masses obscures, des noirs inconnus que nous pénétrons, plongeant sans retenue, étourdis et fascinés par l’obscurité profonde qui nous engloutit, nous traversons de grandes aires sombres. De-ci de-là, apparaissent des lumières insolites, des points lumineux scintillant dans les ténèbres, révélant l’existence de quelques animaux mystérieux affublés d’organes bioluminescents et braconnant dans les abysses. Parfois groupés, ils dessinent des formes que l’on devine plus complexes, des cellules organisées en petites tribus ou en gigantesques colonies.
Le train ronronne, et, guidé par une invisible étoile, plonge dans la nuit ses voyageurs en somnolence. À l’intérieur, le silence se fait et s’installe. À mes côtés emménage une transpiration acide comme un petit sauvignon, une haleine à la vinasse qui se laisse aller à l’épandage, s’allongeant sur le wagon dans le sens de la marche. Les passagers accueillent les foulées tendres et tièdes du sommeil en promenade, chacun y succombe et le train n’est bientôt plus troublé que par le bruit pneumatique du système d’ouverture des portes.
L’œuvre tombe en sommeil. Passent ainsi dans la nuit des wagons allumés occupés d’un millier somnolents. Que le train s’arrête en rase campagne, s’immobilise en pleine voie, rien ne bouge, pas un œil ne s’ouvre dans ce grand corps alangui. Dans la nuit le train vibre, crie son long cri fuyant, trépigne et s’impatiente comme un cheval sentant l’écurie.
À mes pieds rampe un enfant.
J’approche.

Paris, avril 2020

Ce texte a fait l’objet d’une publication en 2020.
En Nature 4 – 28 pages – Format 30 x 42 cm – 200 exemplaires
Cette édition rassemblait également une série de 25 photographies visibles sur ce site.

EN3-2

Il y a comme une grande fracture terrestre

C’est une tectonique des plaques politiques, barbare et féroce, qui favorise l’émergence d’une faille gigantesque entre le Kenya, au sud, et les bords de la mer Baltique, au nord… La fissure se prolonge, traîne un peu, hésite, flâne pour finalement tirer tout droit au nord-ouest en direction de l’Islande où elle éructe et se répand parfois en lave, en fusion et en vapeur d’eau. Entre Riga et Nairobi, sur cette ligne de front large comme un continent, se côtoient mille querelles, autant de conflits qui se déploient et ne cachent à présent ni leurs farouches déterminations ni leurs natures cruelles. On y évoque les principes de zones d’influences économiques, on y parle de ressources, d’espace vital, de voies de communication, d’eau. On y parle de Dieu aussi, de légitimité, de droit.

Le droit, c’est notre création à nous, c’est notre fonds de commerce. Avec le droit, nous avons œuvré, construit, bâti et édifié l’admirable et le prodigieux, avant de nous employer à banaliser et rendre ordinaire toute chose constituant la totalité exceptionnelle du monde. Ce monde nous l’avons asservi, contraint et rendu infirme en lui ôtant des pans entiers de son vivant. Fondant les icebergs d’un pôle l’autre, le droit a tout justifié. Les pires exactions contre notre propre espèce, l’appropriation des territoires, l’amputation des reliefs, l’exploitation des sols, des mers et des océans, le détournement des cours d’eau, jusqu’à l’éradication du vivant et le changement climatique… Nous l’avons fait sans l’ombre d’une hésitation, sans aucun doute, sans scrupule, nous nous sommes réalisés de plein droit. L’asservissement de la nature tout entière, meurtrie par l’humanité, relève de notre notion de droit. Le droit nous a donné la raison, le droit nous a affranchis progressivement du naturel en nous rendant pleinement propriétaires de toute chose. Le droit a consacré l’homme bavard et triomphant. Ce monde nous était offert mais nous avons préféré le conquérir.

Nous aurions dû être davantage dans la retenue, nous aurions dû être plus prudents, bien élevés, nous aurions dû être magnanimes, faire la preuve de notre clairvoyance en fréquentant assidûment l’animisme, exercer une dévotion naturelle en somme, entretenir notre filiation, démontrer à la nature qu’il perdurait encore un lien de parenté entre elle et nous, la rassurer régulièrement sur notre devenir commun. Nous aurions dû rendre notre existence pertinente, faire le point, arguer de notre humanité. Nous aurions dû y mettre des formes ou tout au moins un peu plus d’imagination, du comportement, rester humbles, montrer l’exemple, continuer à nous soumettre à son arbitrage, nous soustraire un peu, délicats, nous faire petits et discrets sur les bancs de touche lorsque la somme de notre désinvolture et de nos exactions nous rendait coupables.
Au lieu de cela, sur le long chemin de l’émancipation, la nécessité de devoir rendre des comptes en permanence a fini par nous rendre grossiers, intolérants et irresponsables. Alors, plutôt que de lui prêter allégeance, plutôt que de lui demander pardon à la nature, de faire bonne figure, de présenter nos excuses à la place, nous avons créé un interlocuteur unique, un bureau des réclamations. Nous avons nommé Dieu aux plus hautes fonctions et créé une constitution sur mesure pour l’accueillir. C’est ça la vraie rupture, l’irrévocable détachement. Au-delà du droit, nous avons créé Dieu. Dorénavant, nous n’aurions plus à nous expliquer. Nous étions soudainement devenu majeurs, dégagés de toute obligation, émancipés du biotope, et pourvus d’une carte barrée des couleurs de l’autorité divine que nous n’aurions qu’à sortir pour l’agiter sous son nez consterné à chaque fois que la nature viendrait nous demander des comptes. C’était plus pratique comme ça, ça réglait tout d’un seul coup. Le Vieux n’a pas vu venir le coup et n’a pas compris que le loup l’invitait à sa table pour soumettre l’univers.
Dieu est toujours présent dans le conflit des hommes. Il n’est parfois pas évoqué mais il n’est jamais très loin. Il est là, à l’arrière, en réserve, au cas où il faudrait justifier des actes contre-nature.

Parfois, en loucedé, il s’approche du parapet et porte un regard sur la ligne d’horizon qui s’offre à lui, espérant comme jadis pouvoir se projeter sur des durées lointaines. Mais dans les mains d’ambitieux, la religion est une arme d’anéantissement, une arme de destruction massive, et son point de vue à présent, n’excède jamais plus que quelques centaines de mètres…

Paris, juin 2018

Ce texte a fait l’objet d’une publication en 2018.
En Nature 3 – 24 pages – Format 30 x 42 cm – 200 exemplaires
Cette édition rassemblait également une série de 21 photographies visibles sur ce site.